Les sanctions russes contournées ? Siemens Energy veut laisser sa filiale à ses dirigeants moscovites et s’assurer un droit de rachat

Après l’attaque contre l’Ukraine, de nombreux groupes allemands ont annoncé leur retrait de Russie, dont le Dax Siemens Energy. Jusqu’à présent, l’entreprise de technologie énergétique n’a toutefois pas vendu sa société nationale russe. Pour cela, il faudrait que le président russe Vladimir Poutine donne son feu vert.

Des documents secrets montrent comment le directeur de Siemens Energy, en poste depuis de nombreuses années en Russie, sollicite une autorisation spéciale du chef du Kremlin pour acheter lui-même la filiale étrangère de son employeur. Il invoque comme raison d’éviter les conséquences des sanctions occidentales et souligne l’énorme importance de l’entreprise pour l’infrastructure énergétique russe.

Il ressort en outre de la lettre adressée au gouvernement russe que Siemens Energy veut s’assurer une option de rachat pour sa filiale russe. Interrogé à ce sujet, un porte-parole de l’entreprise a confirmé l’opération.

Le retrait des entreprises occidentales de Russie semblait inéluctable après l’attaque contre l’Ukraine. Pourtant, un an après le début de la guerre, peu d’entreprises semblent s’être séparées de leurs filiales russes. C’est ce qu’a montré une étude de l’université suisse de Saint-Gall et de la haute école IMD. En revanche, Siemens Energy a réagi rapidement. Le groupe de technologie énergétique a vendu en 2022 deux participations, dont une coentreprise pour les turbines à gaz, et a passé 200 millions d’euros par pertes et profits sur ses activités en Russie. La société a « pratiquement cessé toute activité commerciale en Russie », peut-on lire dans son dernier rapport annuel. L’entreprise du Dax n’a toutefois pas totalement fait ses adieux au royaume du président Vladimir Poutine.

Les recherches de Business Insider révèlent une affaire complexe sur laquelle Siemens Energy et sa direction à Moscou planchent en secret depuis des mois. Selon ces informations, le groupe a d’abord changé l’année dernière la raison sociale de la filiale russe de Siemens Energy LLC en Gas and Power LLC. La prochaine étape consistera à céder la société nationale rebaptisée – et ce à la propre direction en Russie. Interrogé à ce sujet, un porte-parole de Siemens Energy a confirmé la transaction prévue avec la société étrangère, qui a enregistré en 2021 un chiffre d’affaires de 275 millions d’euros. Elle devrait être cédée pour une « valeur symbolique », selon l’entreprise. Détail explosif : selon les informations de Business Insider, l’accord entre amis prévoit une option de rachat.

Lettre secrète au gouvernement russe pour que Poutine accepte une vente

Avec ses projets, la maison mère allemande évolue dans un champ de tensions entre les intérêts commerciaux, les attentes politiques, les sanctions occidentales et les restrictions du Kremlin. Cela rend l’affaire compliquée, comme le prouve une lettre secrète adressée à un haut membre du gouvernement en novembre dernier, que Business Insider a pu consulter. Dans cette lettre, Oleg Titov, chef de longue date de la filiale Gas and Power LLC, demande au vice-ministre russe de l’énergie Pavel Sorokin de « l’aider à obtenir une décision spéciale du président ».

Le contexte est l’une des contre-mesures que Poutine a opposées aux sanctions de l’Occident. Le président a interdit aux entreprises de pays aux « actions inamicales » toute transaction portant sur des parts ou des actions d’entreprises russes dans des secteurs importants. L’interdiction touche le secteur de l’énergie et des prestataires de services comme la filiale de Siemens Energy. Gas and Power LLC figure depuis novembre sur la liste officielle des sociétés devant se conformer aux restrictions. Peu de temps après, le directeur de Siemens Energy, M. Titov, a demandé une dérogation au gouvernement russe. La décision finale de Poutine n’a pas encore été prise.

Ce qui est frappant : alors que Siemens Energy n’attribue à la société nationale russe, dans une déclaration écrite, que des « activités générales » telles que la communication et la distribution « hors production », les documents confidentiels dressent un tout autre tableau. Selon eux, Gas and Power LLC joue un « rôle important dans la garantie d’un fonctionnement sans faille des installations énergétiques critiques des entreprises russes » en prenant en charge leur entretien et leur réparation, écrit Titov au ministère russe de l’énergie. En d’autres termes, les prestations de la filiale sont d’une importance capitale pour la Russie. Selon un rapport du journal russe Kommersant datant de 2020, Siemens Energy dispose même d’un « stock stratégique de pièces détachées ».

Dans sa lettre, Titov, un Siemensien de longue date, n’a pas caché les motivations de cette démarche. Selon lui, la reprise de la filiale par la direction se fait « pour éviter les effets des mesures restrictives des Etats étrangers ». Cela se lit comme si la stratégie de sortie de Siemens Energy avait pour but de neutraliser les sanctions occidentales. Un porte-parole allemand de Siemens Energy rejette cette idée et, sur demande, évoque un autre motif pour le management buy-out prévu, c’est-à-dire la reprise par les cadres. « Ce management buy-out représente pour nous la seule voie possible pour un retrait rapide de Russie », explique-t-il.

Siemens Energy convient d’un rachat ultérieur

Toutefois, les points clés du deal mentionnés dans la lettre ne donnent pas l’impression de tirer un trait définitif sur les activités russes du groupe coté en bourse. Titov mentionne en effet une option qui permettrait à Siemens Energy Global GmbH &amp ; Co. KG, dont le siège est à Munich, de récupérer 100 pour cent du capital social de la filiale russe. Il ressort du document secret que les nouveaux propriétaires devraient également mettre leurs parts en gage en faveur de la holding pour les activités à l’étranger de Siemens Energy. Selon les experts, il pourrait s’agir d’une garantie de l’éventuel rachat.

L’abandon de la Russie n’est-il donc qu’une façade ? Les rachats d’entreprise par les cadres sont « tout à fait populaires » en raison des « risques graves » liés à un retrait de Russie, explique l’avocat Viktor Winkler à Business Insider. Il en va de même dans d’autres pays européens pour les options de rachat, selon l’expert en sanctions. Mais en Allemagne, de telles options « ne sont pas courantes », explique Viktor Winkler. « Il y a surtout un problème de réputation : le retrait est perçu comme un simple prétexte, et cela envoie généralement de mauvais signaux au sein de l’entreprise ».

Un expert : les entreprises doivent « faire très attention » lorsqu’elles se retirent de Russie

La situation est difficile pour les entreprises : celles qui veulent se retirer risquent de rompre les sanctions de l’UE en vendant leur entreprise. « Il faut faire très attention, car la vente pourrait justement profiter aux personnes sanctionnées », explique le juriste. Winkler voit également un risque d’infraction aux restrictions commerciales, « soit par les acheteurs eux-mêmes, soit dans leurs chaînes d’approvisionnement », selon l’expert. « Les deux alternatives citées sont punissables ». Ce n’est pas la seule chose qui place les entreprises dans un dilemme.

Quitter simplement les sites de production n’est généralement pas une option, « car dans le doute, c’est justement l’État russe qui en profiterait », explique Winkler. En même temps, les responsables en Allemagne peuvent s’exposer à des soupçons d’abus de confiance s’ils laissent simplement traîner des affaires ou des actifs à l’étranger. Ainsi, selon l’expert, une cession à son propre personnel s’impose. « Cela ne supprime pas les risques, mais permet de mieux les gérer dans de nombreux cas », explique Winkler. Il évoque également le risque que les collaborateurs sur place soient punissables en raison des contre-sanctions s’ils suivent une directive de démantèlement ou de vente d’un magasin. « Cela n’a pas seulement un niveau moral », explique Winkler. Selon lui, les employeurs ont un devoir de protection vis-à-vis de leurs employés en vertu du droit du travail.

Porte-parole : Le groupe Dax respecte « toutes les sanctions ».

La société russe Gas and Power LLC est encore une société appartenant à Siemens Energy, explique un porte-parole de l’entreprise. La politique de sanctions occidentales détermine donc également les activités de la filiale russe. Siemens Energy respecte « toutes les sanctions », souligne le porte-parole. L’entreprise n’est plus autorisée à livrer des techniques énergétiques en Russie. « Et nous ne le faisons pas non plus », explique-t-il. « Toute activité commerciale soumise aux sanctions a été suspendue, y compris par la société nationale russe ».

Le fait que l’entreprise d’État biélorusse Belaruskali engage actuellement une procédure contre Gas and Power LLC devant un tribunal d’arbitrage moscovite va dans ce sens. Le producteur de potasse exige que la société achève l’entretien d’un moteur de turbine à gaz pour deux millions de livres sterling et qu’elle le rende ensuite. L’arrière-plan de ce litige pourrait être le fait que l’UE a placé le groupe minier sur l’une de ses listes de sanctions en juin dernier. En effet, Belaruskali est considéré comme une importante source de financement pour le régime d’Alexandre Loukachenko, l’allié de Poutine.

Des cadres de Siemens Energy créent une société pour reprendre les activités en Russie

L’acheteur des activités restantes de Siemens Energy en Russie serait Energy Management LLC, une société créée de toutes pièces par Titov avec des collègues de Siemens, avec un capital social de 100.000 roubles, soit à peine 1200 euros. Le Russe en est l’actionnaire principal et le directeur général. Energy Management LLC figure certes aussi sur l’en-tête de sa requête auprès du ministère de l’énergie. Pour le contacter, Titov indique toutefois son adresse e-mail de Siemens Energy. Il n’est pas clair dans quelle mesure la continuité serait assurée après une vente. Un porte-parole de Siemens Energy explique qu’il n’est pas possible d’accéder à la technique et à la propriété intellectuelle du groupe depuis la Russie. L’informatique est dissociée.

Siemens Energy n’a pas seulement convenu d’une possibilité de rachat ultérieur des parts pour sa société nationale. Selon un rapport de « Capital », l’entreprise s’est également assurée une option similaire pour le fabricant de turbines Siemens Gas Turbine Technologies (SGTT) de Saint-Pétersbourg, à l’origine une coentreprise avec l’oligarque russe Alexeï Mordachov. Les parts de l’entreprise ont été cédées à la filiale néerlandaise d’Inter RAO, un groupe énergétique semi-public auquel on attribue des liens étroits avec le Kremlin.