Le discours de Liliana Segre au Sénat

Les élections du 25 septembre ont donné lieu, comme il se doit, à une vive compétition entre les différents partis qui ont présenté au pays des programmes alternatifs et des visions souvent opposées. Et le peuple a décidé. C’est l’essence même de la démocratie. La majorité issue des urnes a le droit et le devoir de gouverner ; les minorités ont la tâche tout aussi fondamentale de s’opposer. Le point commun de tous doit être l’impératif de préserver les institutions de la République, qui appartiennent à tous, qui ne sont la propriété de personne, qui doivent fonctionner dans l’intérêt du pays, qui doivent garantir toutes les parties. Les grandes démocraties matures s’avèrent être telles si, au-delà des divisions partisanes et de l’exercice de rôles différents, elles savent se retrouver unies dans un noyau essentiel de valeurs partagées, d’institutions respectées et d’emblèmes reconnus.

En Italie, la principale ancre autour de laquelle l’unité de notre peuple doit se manifester est la Constitution républicaine qui, comme l’a dit Piero Calamandrei, n’est pas un morceau de papier, mais le testament de 100 000 morts tombés dans la longue lutte pour la liberté ; une lutte qui n’a pas commencé en septembre 1943, mais qui a idéalement vu Giacomo Matteotti comme leader. Le peuple italien a toujours montré un grand attachement à sa Constitution, il l’a toujours ressentie comme son amie. Chaque fois qu’ils ont été sollicités, les citoyens ont toujours choisi de la défendre, car ils se sont sentis défendus par elle. Et même lorsque le Parlement n’a pas pu répondre à la demande d’intervention sur des réglementations non conformes aux principes constitutionnels – et cela s’est malheureusement souvent produit – notre Charte fondamentale a néanmoins permis à la Cour constitutionnelle et au pouvoir judiciaire de réaliser un précieux travail d’application jurisprudentielle, faisant toujours évoluer le droit. Bien sûr, même la Constitution est perfectible et peut être modifiée (comme elle le prévoit elle-même à l’article 138), mais permettez-moi d’observer que si l’énergie dépensée depuis des décennies pour modifier la Constitution – avec des résultats modestes et parfois aggravants – avait plutôt été utilisée pour la mettre en œuvre, notre pays serait plus juste et même plus heureux.On pense inévitablement à l’article 3, dans lequel les pères et mères constituants ne se sont pas contentés d’interdire les discriminations fondées sur « le sexe, la race, la langue, la religion, l’opinion politique, la condition personnelle et sociale », qui étaient l’essence de l’ancien régime. Ils ont également voulu laisser une tâche perpétuelle à la « République » : « supprimer les obstacles d’ordre économique et social qui, en limitant la liberté et l’égalité des citoyens, empêchent le plein développement de la personne humaine et la participation effective de tous les travailleurs à l’organisation politique, économique et sociale du pays ». Ce n’est pas de la poésie et ce n’est pas une utopie : c’est l’étoile polaire qui devrait nous guider tous, même si nous avons des agendas différents à suivre : supprimez ces obstacles !

Les grandes nations prouvent aussi qu’elles sont telles en se reconnaissant en chœur lors des fêtes civiles, en se retrouvant unies autour des anniversaires gravés dans le grand livre de l’histoire de la patrie. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour le peuple italien ? Pourquoi le 25 avril, jour de la libération, le 1er mai, jour du travail, le 2 juin, jour de la République, devraient-ils être vécus comme des dates de « division », plutôt qu’avec un authentique esprit républicain ? Même sur cette question du partage intégral des fêtes nationales, des dates qui marquent un pacte entre les générations, entre la mémoire et l’avenir, grande pourrait être la valeur de l’exemple, des gestes nouveaux et peut-être inattendus. Un autre domaine dans lequel il est souhaitable de dépasser les barrières et d’assumer une responsabilité commune est celui de la lutte contre la diffusion du langage de la haine, contre la barbarisation du débat public, contre la violence des préjugés et des discriminations. Permettez-moi de vous rappeler un précédent vertueux : lors de la dernière législature, les travaux de la « Commission extraordinaire pour contrer les phénomènes d’intolérance, de racisme, d’antisémitisme et d’incitation à la haine et à la violence » se sont achevés par l’approbation unanime d’un document d’orientation. C’est le signe d’une prise de conscience et d’une volonté à travers le spectre politique, qu’il est essentiel de maintenir.

Je conclus par deux souhaits : j’espère que la nouvelle législature verra un effort concerté de tous les membres de cette assemblée pour maintenir le prestige du Sénat, pour protéger substantiellement ses prérogatives, pour réaffirmer en actes et non en paroles la centralité du Parlement. Depuis longtemps, beaucoup se plaignent d’une dérive, d’une mortification du rôle du pouvoir législatif due à l’abus des décrets d’urgence et à l’utilisation des votes de confiance. Et les graves situations d’urgence qui ont caractérisé ces dernières années ne pourraient qu’exacerber cette tendance. Dans ma naïveté de mère de famille, mais aussi selon ma ferme conviction, je crois qu’il faut interrompre la longue série d’erreurs passées, et pour cela il suffirait que la majorité se souvienne des abus qu’elle a dénoncés de la part des gouvernements lorsqu’ils étaient minoritaires, et que les minorités se souviennent des excès qu’elles ont reprochés aux oppositions lorsqu’elles étaient au gouvernement. Une collaboration institutionnelle saine et loyale, sans rien enlever à la distinction physiologique des rôles, permettrait de rendre à l’essentiel de la production législative son cours naturel, tout en garantissant certains temps de vote.

Enfin, j’espère que le Parlement tout entier, dans l’unité d’intention, saura déployer un engagement extraordinaire et urgent en collaboration avec le Gouvernement pour répondre au cri de douleur qui provient de tant de familles et d’entreprises qui luttent sous les coups de l’inflation et de l’augmentation exceptionnelle des coûts énergétiques, qui voient un avenir noir, qui craignent que les inégalités et les injustices s’étendent encore au lieu de se réduire. En ce sens, nous aurons toujours l’Union européenne à nos côtés, avec ses valeurs et la solidarité concrète dont elle s’est montrée capable ces dernières années de grave crise sanitaire et sociale. Il n’y a pas un instant à perdre : un signal clair doit venir des institutions démocratiques indiquant que personne ne sera laissé seul, avant que la peur et la colère n’atteignent des niveaux surveillés et ne débordent.