Nouvelles incohérences dans le rapport Hersh

Le journaliste américain Hersh avait affirmé que les Etats-Unis et la Norvège étaient à l’origine des explosions sur les gazoducs Nord Stream 1 et 2. Mais plusieurs détails de son rapport ne résistent pas à l’examen.

Les discussions sur les explosions de plusieurs tubes des gazoducs Nord Stream 1 et Nord Stream 2 en mer Baltique se poursuivent. Alors que la Russie se voit confortée dans son opinion par le rapport du journaliste américain Seymour Hersh, les Nations unies ont appelé à la retenue face aux différentes accusations.

Pascal Siggelkow

« Nous devrions éviter toutes les accusations infondées qui pourraient exacerber les tensions déjà accrues dans la région et éventuellement entraver la recherche de la vérité », a déclaré cette semaine Rosemary DiCarlo, représentante des Nations unies pour les affaires politiques, devant le Conseil de sécurité de l’ONU. Les Nations unies ne peuvent confirmer aucune affirmation. Elle a ajouté qu’il fallait attendre les résultats des enquêtes nationales en cours menées par l’Allemagne, la Suède et le Danemark.

Mais on ne sait toujours que très peu de choses sur ces enquêtes. A la demande du ARD-faktenfinder un porte-parole du gouvernement fédéral renvoie simplement à l’heure des questions du 8 février au Bundestag allemand. Le ministre de l’économie Robert Habeck y a déclaré que l’enquête était classée comme relevant des services secrets et qu’elle faisait partie d’une enquête des services secrets. L’enquête du procureur général fédéral contre inconnu se poursuit.

La Russie voit sa position confirmée

Le secret entretenu par le gouvernement fédéral, mais aussi par les autres pays qui ont des enquêtes en cours sur cette affaire, ne fait qu’alimenter les spéculations. Le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a utilisé le rapport de Hersh pour répandre le récit selon lequel l’Occident dissimulerait sciemment des connaissances afin de dissimuler sa propre culpabilité. La Russie avait déjà procédé de la même manière lors de l’enquête sur la destruction du vol MH17 – il s’est avéré à la fin que l’avion avait été abattu depuis le territoire des séparatistes prorusses. Le missile avait été fourni par la Russie.

« Regardez comment on réagit en Occident aux révélations concrètes et basées sur de nombreux faits du journaliste américain Seymour Hersh concernant les explosions sur les Nord Streams », a déclaré Lavrov. « Il présente des faits concrets et datés concernant des réunions à ce sujet à la Maison Blanche et dans d’autres départements de l’administration américaine. Ce qu’il a couché sur le papier correspond à des incidents de fait enregistrés sur les gazoducs ».

Aucun navire de guerre des mines de classe Alta n’est présent

C’est pourtant sur ce point que les doutes se multiplient. Peu après la publication de son rapport, des experts avaient déjà souligné qu’il y avait quelques incohérences dans la version de Hersh. Avec l’aide de l’Open Source Intelligence (OSINT), d’autres détails ont entre-temps été mis en doute.

Le lieutenant-colonel Vegard Norstad Finberg, porte-parole des forces armées norvégiennes, dont la Navy aurait, selon Hersh, placé les explosifs sur les gazoducs en collaboration avec la Navy américaine et les aurait déclenchés des mois plus tard par sonoboë, cite les accusations portées contre le ARD-faktenfinder « sans fondement ». Hersh avait ainsi affirmé que les plongeurs avaient mené leur opération depuis un navire de guerre des mines norvégien de la classe dite Alta. Finberg réfute cette affirmation : aucun navire de la classe Alta n’a opéré à proximité des lieux de l’explosion lors des manœuvres BALTOPS de l’OTAN l’année dernière.

C’est ce que confirme l’analyste de données danois Oliver Alexander. Celui-ci a suivi les mouvements des navires de la classe Alta à l’époque de la manœuvre. Il en ressort que les deux navires encore actifs se déplaçaient en Norvège et dans ses environs à l’heure dite, et ce loin de l’île danoise de Bornholm, près de laquelle les explosions ont eu lieu.

Trop loin pour intervenir ?

Le seul navire de guerre des mines de la marine norvégienne qui a navigué en mer Baltique pendant la manœuvre BALTOPS est le KNM Hinnøy. Celui-ci n’appartient pas à la classe Alta, mais à la classe dite Oksøy. Là encore, la marine norvégienne fait savoir que le navire « n’a jamais été proche de la zone où les tubes du Nord Stream ont été dynamités des mois plus tard ».

Alexander a également étudié ce point à l’aide des données OSINT. Résultat : le navire n’a jamais été à moins de 8,6 miles nautiques (près de 16 kilomètres) de l’un des sites de l’explosion. De là, il aurait fallu, selon lui, 62 minutes pour atteindre l’un des sites, auxquelles il faut ajouter le temps de la plongée. Les images satellites ne permettent pas non plus de supposer que le navire a secrètement dissimulé ses données GPS entre-temps. Le navire était en outre en formation avec trois autres navires de guerre de l’OTAN.

L’expert OSINT Joe Galvin a également souligné sur Twitter que le KNM Hinnøy n’était pas assez proche des pipelines pour manœuvrer une équipe de plongeurs par exemple.

Hersh a également affirmé à l’agence de presse russe TASS que le navire norvégien avait été équipé d’une chambre de décompression fournie par la CIA pour les plongeurs. Un tel caisson sert à s’adapter à la pression atmosphérique après des plongées longues et profondes, afin de prévenir les maladies liées à la décompression. Or, sur les vidéos montrant les navires participants à l’entrée dans le port de Kiel à la fin de la manœuvre, aucune chambre de ce type n’est visible sur aucun navire – pas même sur le KNM norvégien Hinnøy (à partir de la minute 4:30).

Quel type d’explosif a été utilisé ?

Des incertitudes subsistent également sur les détails concernant les détonations. Hersh écrit que les plongeurs ont placé l’explosif plastique C4 sous forme de charges dites coupantes ou creuses « sur les quatre pipelines avec des gaines de protection en béton ».* Cependant, il n’y a de destructions que sur trois des quatre pipelines, un tube de Nord Stream 2 n’a pas été endommagé. A l’heure actuelle, on ne sait pas si des charges explosives ont échoué ou si un quart de la capacité de transport a été délibérément épargné.

En outre, selon les experts, les expressions des sismogrammes dues aux explosions montrent que les détonations devaient avoir un équivalent TNT de plusieurs centaines de kilogrammes. « Avec 300 à 400 kilogrammes d’explosif C4 par explosion, on devrait être du côté de la sécurité », explique David Domjahn, chargé de cours en technique de minage à l’Institut de technologie de Karlsruhe (KIT).

« L’image des traces n’indique pas que des charges dites coupantes ou des charges creuses ont été utilisées », explique Domjahn. « Les charges coupantes devraient être positionnées radialement autour de la tuyauterie, ce qui nécessite beaucoup de travail et prend donc du temps. Les charges creuses produisent un ‘dard’ qui est certes apte à la destruction, mais qui agit de manière ponctuelle. Avec un tel effet, il ne devrait pas être possible d’enfoncer les pipelines dans le fond marin, d’autant plus qu’il ne faut pas 200 à 300 kg d’explosifs pour une charge creuse ».

Des mines antipersonnel à la place du C4 ?

Domjahn estime que l’utilisation de mines antipersonnel est nettement plus probable. En effet, celles-ci auraient pu être simplement lâchées dans l’eau depuis un bateau, l’effort aurait été bien moindre que de faire appel à des plongeurs pour fixer des charges explosives individuelles sur les conduites de gaz bien végétalisées et les sécuriser contre le courant.

Domjahn est certain qu’un acteur étatique se cache derrière les explosions. Mais seule l’enquête pourrait révéler lequel. « Pour une déclaration qualifiée sur l’explosif utilisé, sa forme et son positionnement, il faut que les lignes endommagées soient examinées par la police scientifique. Jusque-là, les déclarations sur les explosifs utilisés relèvent de la spéculation ».

L’avion de reconnaissance n’était pas au-dessus de la mer Baltique

Le vol de l’avion de reconnaissance norvégien P-8 qui, selon Hersh, a fait tomber la sonoboë dans la mer Baltique le 26 septembre pour déclencher les explosions, ne peut pas non plus être vérifié ainsi dans le détail. Le lieutenant-colonel Finberg fait savoir que le P-8 Poséidon norvégien n’a encore jamais été dans la zone mentionnée. « Le P-8 n’a pas encore été en service opérationnel et n’a effectué que des vols d’essai dans l’espace aérien norvégien ». Cela coïncide avec le communiqué de presse des forces armées norvégiennes de février 2022, dans lequel il est indiqué que le P-8 ne remplacera l’avion de reconnaissance P-3 Orion qu’au début de 2023.

Les données de vol indiquent également que le P-8 n’a effectué que quelques vols d’essai en septembre 2022, dont aucun à proximité des futures détonations. Comme il s’agissait, selon Hersh, d’une manœuvre déguisée en vol de routine, il est peu probable que les données de mouvement aient été sciemment dissimulées. L’avion de reconnaissance norvégien P-3 n’était pas non plus en vol au-dessus de la mer Baltique le 26 septembre.

Les données de vol montrent en revanche qu’un avion de reconnaissance P-8 de l’US Navy a survolé la mer Baltique ce jour-là – mais seulement plus d’une heure après le moment de l’explosion. Ce détail du rapport de Hersh ne peut donc pas être prouvé.

La partie de Hersh concernant le secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg soulève également des questions. Hersh écrit que l’ancien Premier ministre norvégien est un partisan de la ligne dure en ce qui concerne Poutine et la Russie et qu’il a collaboré avec les services secrets américains depuis la guerre du Vietnam. Mais même la dernière année de la guerre du Vietnam, en 1975, Stoltenberg n’avait que 16 ans.

Hersh diffuse le récit russe de la guerre

Dans des interviews après la publication du rapport, Hersh a fait des déclarations parfois douteuses. Lorsqu’on lui a demandé pourquoi il n’avait pas proposé ses recherches au « New York Times », par exemple, il a déclaré que le journal avait décidé « que la guerre en Ukraine serait gagnée par l’Ukraine ». C’est ce que les lecteurs entendent et lisent de la part de la rédaction, et c’est ainsi que cela doit être.

Il ne comprend pas l’engagement du président américain Joe Biden en faveur de l’Ukraine. Aux Etats-Unis, il y a « une énorme haine persistante pour tout ce qui a trait à Poutine ». Hersh ne croit pas que Poutine veuille prendre le contrôle de l’Europe. « Il veut dompter l’Ukraine », a-t-il déclaré en faisant référence à la guerre d’agression russe. Il a en outre reproché au président ukrainien Volodymyr Selenskyj d’être responsable du fait que la guerre ne soit pas encore terminée. « Pour l’instant, il s’agit de savoir combien de ses propres hommes Selenskyj veut encore tuer ». Ces déclarations sans fondement correspondent parfaitement à la narration russe.

Tout comme ses déclarations concernant l’Allemagne. En raison des explosions des pipelines, des foyers resteraient froids ici et il y aurait « beaucoup de colère ».

Une demande du ARD-faktenfinder adressée à Hersh sur les incohérences de son rapport est restée sans réponse.

*Remarque : Dans une version antérieure, il était question d’explosifs « sous forme de plantes ». Il s’agissait d’une erreur de traduction. Hersh écrit « plant shaped C4 charges ». Or, dans ce cas, le mot « plant » ne doit pas être traduit par « plante », mais par « placer ». Le paragraphe a été corrigé.