Norbert Miller : « Les paradis artificiels ». Critique de l’ouvrage. – Culture

Lorsque Charles Baudelaire négocia une édition de ses œuvres avec son éditeur en 1860, le premier volume devait naturellement contenir son œuvre la plus célèbre, les « Fleurs du Mal ». Le deuxième volume était projeté comme un recueil de ses essais sur Delacroix, Thomas De Quincey et Edgar Allan Poe, entre autres. Ce volume a été publié du vivant de Baudelaire et s’intitulait « Les paradis artificiels. Opium et haschisch ». C’est la première partie de ce titre qui donne son titre au grand livre du spécialiste de la littérature Norbert Miller, le Résumé d’une vie d’érudit.

La deuxième partie du titre de Baudelaire fait référence au fait que les auteurs du XIXe siècle en particulier considéraient les stimulants de la fantaisie et de l’imagination comme extrêmement bénéfiques. Dans une version antérieure, il est écrit « vin » au lieu d’opium – une augmentation de l’intensité était en quelque sorte intégrée. Dans l’un de ses poèmes les plus célèbres, « Invitation au voyage », Baudelaire, qui n’a lui-même quitté Paris et le nord de la France qu’une seule fois dans sa jeunesse, incite ses lecteurs à l’accompagner dans une région où tout n’est qu’ordre et beauté, calme, sensualité et bien-être, un poème mis en musique de manière ravissante par Henri Duparc.

Miller s’attaque à onze poètes des XVIIIe et XIXe siècles qui, comme il le dit en introduction, recréèrent par leur écriture des mondes d’enfance, inventèrent des biographies entières, se mirent à imaginer des tableaux, des jardins et des paysages, concentrèrent en outre des scènes de la vie quotidienne sous le prisme de la curiosité, développèrent des utopies sans armes, se créèrent en bref une tour d’ivoire de l’imagination et du merveilleux.

Miller revient sur un motif fondamental de ses recherches et sur Jean Paul

Le livre s’ouvre sur Restif de La Bretonne, ce conteur français du XVIIIe siècle qui, stimulé par l’immense succès de la version des « Contes des 1001 nuits » de l’orientaliste Antoine Galland, décida de chercher le féerique de l’Orient dans les nuits de Paris, un flâneur, bien avant Walter Benjamin. Il est suivi par Jean Paul. Avec ce chapitre, Norbert Miller revient aux débuts de sa carrière littéraire.

Il y a une soixantaine d’années, il avait commencé à élaborer avec Walter Höllerer l’édition de lecture du génie du Fichtelgebirge, toujours en vigueur aujourd’hui. Certains considèrent toujours Jean Paul comme le plus grand conteur allemand, parce qu’il a réussi à créer un deuxième monde, loin de la banalité du premier, avec une force linguistique et une imagination sans pareille. Ses images oniriques n’ont pas seulement influencé le surréalisme. Le cas de Jean Paul montre justement l’une des grandes forces de ce livre : Miller a créé, comme le dirigeable Giannozzo de Jean Paul, une vue d’ensemble aussi étonnante qu’admirable de la culture européenne des derniers siècles, de la littérature, mais aussi des arts plastiques, de l’architecture, de l’art des jardins et de la musique de ces époques. Et c’est ainsi qu’il peut montrer comme personne d’autre à quel point la littérature européenne est justement imbriquée les unes dans les autres lorsqu’on l’examine à la loupe sur ce thème.

On sait qu’E.T.A. Hoffmann a connu un succès étonnant en France, jusqu’à l’opéra magistral de Jacques Offenbach. Mais que Jean Paul, en fait assez difficile à traduire, a également eu un impact considérable en France, qu’à leur tour Edgar Allan Poe et De Quincey ont surtout influencé la littérature française, et pas seulement Baudelaire, que Charles Nodier et Gérard de Nerval n’auraient guère créé leurs mondes imaginaires sans les inspirations venues d’Allemagne et de France – c’est ce que ce livre met en évidence de manière impressionnante. Toutes les citations essentielles sont présentées en deux langues. En ce sens, il s’agit d’un livre comparatiste qui ne se limite pas à une étude littéraire spécifique, mais qui offre à chaque lecteur un réseau de relations étincelant, qui ne sera pas ressenti comme une restriction, mais comme un enrichissement du regard.

Norbert Miller : "Les paradis artificiels" : Norbert Miller : Les paradis artificiels. Création littéraire à partir du rêve, de l

Norbert Miller : Les paradis artificiels. Création littéraire à partir du rêve, de l’imagination et de la drogue. Wallstein, Göttingen 2022. 887 pages, 48 euros.

(Photo : Wallstein Verlag)

Le lecteur allemand rencontre ici des auteurs qui sont loin d’être aussi connus chez nous que Hoffmann, Mörike, Stifter et Baudelaire. Jean Paul n’est déjà plus un auteur qui fait partie de ce qui va de soi. Samuel Taylor Coleridge et son ami Wordsworth le sont beaucoup moins. Avec quelle assurance Orson Welles avait-il encore cité la ballade de Kubla Khan de Coleridge dans son chef-d’œuvre cinématographique « Citizen Kane », dans lequel était évoqué le rêve de Xanadu.

Miller met magistralement en lumière la double réalité d’E. T. A. Hoffmann dans ses contes, subtilement, il parvient à démontrer que Mörike, auquel on ne s’attendrait peut-être pas de prime abord dans ce contexte, a également sa place dans ce livre avec son Orplid lointain et lumineux. Miller attire la curiosité sur Charles Nodier, l’homme de livres infiniment lettré qui, comme aucun autre Français, a reçu en son temps la littérature fantastique d’épouvante anglaise.

Edgar Allan Poe, le seul auteur américain du panorama de Miller, se révèle être un narrateur éminemment influent dans la littérature européenne d’un fantastique né d’une froide rationalité. Certains lecteurs s’étonneront peut-être qu’Adalbert Stifter et son « Nachsommer » soient traités ici. Norbert Miller est naturellement sensible à cet étonnement et cherche à le réfuter avec toute sa force de conviction et son éloquence. Certains lecteurs seront néanmoins d’accord avec Arno Schmidt, qui estimait que Stifter avait réussi dans « Nachsommer » à tirer de la langue allemande un optimum de monotonie.

Et enfin, le chapitre final couronnant sur Baudelaire, alors tout de même l’auteur déterminant des paradis artificiels en théorie et en pratique, un chapitre qui donne une conclusion impressionnante à ce livre magnifique, qui peut tout à fait être lu sans la consommation concomitante de stimulants stimulants. Que l’on qualifie cette vaste œuvre tardive d’opus « magnum » ou « summum » reste une question secondaire. Même si l’on croit s’y connaître un peu ici ou là, on ne peut que s’enrichir et apprendre de ce livre, coffre aux trésors et cabinet de curiosités de l’imagination.