« Ils ont peur de nous »

Après une semaine de protestations les plus diverses, Wagenknecht et Schwarzer rassemblent la gauche et la droite à Berlin. Mais le front transversal n’est pas au rendez-vous. Au lieu de cela, Wagenknecht vise la politique et les médias.

« Le mouvement pour la paix devait à nouveau descendre dans la rue », lance Sahra Wagenknecht sur la place devant la porte de Brandebourg. « Un nouveau mouvement citoyen » est en train de naître ici, abonde Alice Schwarzer. C’est le coup d’envoi de la « révolte pour la paix » – une grande manifestation au cours de laquelle la politicienne de gauche et la journaliste s’opposent à de nouvelles livraisons d’armes à l’Ukraine et exigent une solution négociée immédiate à la guerre.

Thomas Vorreyer

Selon les chiffres de la police, 13.000 personnes ont répondu à leur appel samedi après-midi. Contrairement aux 50.000 annoncés par les organisatrices, ce chiffre correspond aux observations faites sur place. Après que près de 650.000 personnes aient signé un manifeste initié par Schwarzer et Wagenknechts, l’affluence s’est donc avérée plutôt faible.

Des milliers de personnes à la manifestation controversée « Soulèvement pour la paix

Markus Reher, RBB, tagesschau 20:00, 25.2.2023

La direction du parti à distance

Dans leur manifeste, Wagenknecht, Schwarzer et plusieurs dizaines d’autres personnalités avaient écrit que des négociations de paix devaient avoir lieu justement par solidarité avec le peuple ukrainien. Il faut des compromis « des deux côtés ». Et c’est « le moment de nous écouter ». On parle au nom de la moitié de la population allemande.

Les critiques ont fusé. L’Ukraine se verrait ainsi imposer une paix dictatoriale. Le ministre allemand de l’économie Robert Habeck (Verts) a parlé de « tromperie politique ». Des critiques sont également venues du propre parti de Wagenknecht, notamment parce que des politiciens de l’AfD comme le chef fédéral Tino Chrupalla ont signé le manifeste. Et parce que Schwarzer, Wagenknecht et le mari de Wagenknecht, Oskar Lafontaine, ont tracé dans plusieurs interviews une ligne au mieux trouée vers l’extrême droite.

Wagenknecht a dû expliquer à la direction du parti comment elle entendait se démarquer de l’AfD &amp ; Co. Finalement, le parti a décidé de ne pas le soutenir, notamment parce qu’il a été pris de court par cette action. La discussion sur un éventuel nouveau « front transversal » gauche-droite a dominé une semaine au cours de laquelle, autour de l’anniversaire de l’invasion russe de l’Ukraine, de nombreux événements différents ont été organisés sur le thème de la guerre.

Les chercheurs protestent : les manifestations pro-Ukraine ont été les plus importantes jusqu’à présent

Alexander Leistner, chercheur en protestation à Leipzig, est l’un de ceux qui observent les différents mouvements. Il voit surtout trois acteurs centraux dans les rues. Il y a le « mouvement pacifiste classique » des marches de Pâques, dit Leistner. Celui-ci a des problèmes de mobilisation depuis le début de la guerre.

Le milieu protestataire ouvert à la droite, qui a également occupé la pandémie de Corona ou la crise énergétique ces dernières années, aurait plus de succès. Mais il n’aurait pas réussi à créer une véritable vague de protestation.

Les manifestations les plus importantes en nombre, dit Leistner, se sont en revanche montrées solidaires de l’Ukraine. Juste après le début de la guerre, « l’indignation et la consternation » auraient mobilisé des centaines de milliers de personnes au total.

Une manifestation pro-ukrainienne le 24 février à Berlin

Image : dpa

Vendredi, à Berlin, une telle manifestation n’est qu’un peu plus petite que la manifestation Wagenknecht-Schwarzer du lendemain. Le public est en moyenne plus jeune, de nombreux Ukrainiens sont sur place. L’un des principaux messages est que l’Ukraine doit décider elle-même du moment où elle s’engagera dans des négociations. Sur son affiche, une femme reproche à Wagenknecht et Schwarzer d’avoir un « état d’esprit colonial ». Ils veulent décider de l’Ukraine. Il s’agit maintenant d’éviter un génocide.

L’AfD lundi : « Une guerre contre le gouvernement fédéral ».

Le contraste est saisissant lundi soir sur la place de la cathédrale de Magdebourg, en Saxe-Anhalt. Lors d’une « manifestation pour la paix » organisée par la fédération régionale de l’AfD, l’agresseur n’est pas à Moscou, mais à Berlin. Le gouvernement fédéral a « déclaré la guerre à son propre peuple », s’exclame le vice-président du Land Hans-Thomas Tillschneider. Mais si l’on a un gouvernement « qui fait la guerre contre nous, nous faisons la guerre contre ce gouvernement fédéral », poursuit Tillschneider. Quelques-uns des quelques centaines de participants exultent. Il y a quelques mois encore, l’AfD avait réussi à rassembler dix fois plus de personnes.

Tillschneider fait partie des politiciens de l’AfD qui ont signé le manifeste de Wagenknecht. Il a été l’un des principaux instigateurs de l’observation du parti par le Verfassungsschutz, écrit une chronique pour un quotidien russe et a failli se rendre dans le Donbass occupé par la Russie en septembre 2022. Après son discours, il déclare que moins de choses séparent Wagenknecht et l’AfD que la CDU, le SPD ou les Verts. Il se rendra à Berlin et espère un front transversal de « gauche et de droite raisonnables ».

Imaginer un front transversal

Selon le chercheur en protestation Leistner, de telles déclarations sont une tradition. Il s’agit toujours d’un « effort unilatéral » des acteurs d’extrême droite pour « fantasmer » un front transversal. Pendant les protestations énergétiques de l’automne, la démarcation à gauche a fonctionné. Le fait que la situation soit désormais plus ambiguë est dû à Wagenknecht et Schwarzer. Wagenknecht défend depuis longtemps des positions « nationalistes de gauche », dit Leistner. Celles-ci l’ont rendue compatible avec l’extrême droite.

Et aussi les déclarations parfois contradictoires autour de la manifestation et du manifeste. La « normalisation des positions d’extrême droite » est ici certainement involontaire, dit Leistner. Mais Wagenknecht et Schwarzer sont deux « professionnels des médias et de la politique ». Leur communication n’est pas aussi naïve qu’elle en a l’air, mais plutôt « négligente ».

Déjà samedi dernier à Munich, lors d’une manifestation similaire réunissant environ 10.000 personnes en marge de la conférence sur la sécurité de Munich, les symboles des différents groupes « se sont au fond brouillés entre eux », selon Leistner. Pour la droite, cela a été un succès. Le magazine d’extrême droite « Compact » se réjouit ensuite d’un nouveau « front transversal » pour la paix.

Samedi à Berlin : pas de manifestation contre Poutine

Samedi, une semaine plus tard : de nombreux membres du Parti de gauche sont venus. Certains portent des pancartes sur lesquelles on peut lire « On ne peut pas faire la paix avec l’AfD et compagnie ». A côté d’eux se trouvent d’anciens communistes grisonnants et des représentants de l’ancien mouvement « Aufstehen » de Wagenknecht.

Tillschneider est également présent, tout comme le chef de l’AfD en Saxe, Jörg Urban. L’éditeur de « Compact » Jürgen Elsässer, au moins, est relégué en marge de la manifestation par des rangers et accompagné de contre-manifestations. Pendant ce temps, des streamers d’extrême droite filment dans les coulisses.

Des représentants des protestations contre la pandémie du lundi et de Querdenken font partie de ce mélange hétérogène. Des symboles russes apparaissent régulièrement entre les drapeaux de paix. On trouve plusieurs pancartes qui attribuent la responsabilité de la guerre à l’OTAN, aux Etats-Unis ou à l’Allemagne. Aucune n’est dirigée contre la Russie ou Poutine.

Alors que l’agression russe est condamnée depuis la scène, du moins brièvement, des huées s’élèvent de plusieurs coins lorsque les conditions imposées par la police sont lues : Par exemple, aucune carte de l’Ukraine ne doit être montrée, montrant le pays sans les territoires annexés par la Russie.

Wagenknecht met en garde contre un « enfer nucléaire

La foule ne semble s’accorder que sur deux points : l’appel à des négociations rapides et le rejet de l’actuel gouvernement fédéral. Contre la ministre verte des Affaires étrangères, on entend des chants « Baerbock dégage ». Certains se rangent ouvertement du côté de la Russie, d’autres s’inquiètent d’une escalade. Ce n’est pas le front transversal espéré par la droite.

Sahra Wagenknecht s’exprime lors d’une « manifestation pour la paix » le 25 février 2023 à Berlin.

Image : REUTERS

Dans son discours, Sahra Wagenknecht évoque le danger d’un « enfer nucléaire ». La guerre peut dégénérer à tout moment. Elle condamne brièvement Poutine et tout aussi brièvement les extrémistes de droite. Wagenknecht se consacre plus longuement aux reproches qui lui sont adressés. Selon elle, la discussion qui a précédé la manifestation était « malsaine ». L’appel à la paix ne peut pas être de droite.

Et puis Wagenknecht elle-même sert l’hystérie : ce n’est que le prélude. Les médias et la politique ont « peur de nous », s’exclame-t-elle. La foule exulte. Il n’est plus question de l’Ukraine ou de Poutine.

Note de la rédaction : l’entretien avec Alexander Leistner a eu lieu jeudi, deux jours avant le rassemblement de Sahra Wagenknecht et Alice Schwarzer à Berlin.